53

 

Le commissaire du bord regarda les deux touristes s’avancer sur la passerelle d’un air franchement amusé. Ils formaient un couple assez extraordinaire. La femme était vêtue d’une robe informe qui lui rappelait un sac de pommes de terre ukrainien. Il ne distinguait pas son visage à demi dissimulé sous un large chapeau de paille attaché à son menton par une écharpe de soie, mais il se disait que c’était sans doute préférable.

L’homme, vraisemblablement son mari, était ivre. Il posa le pied sur le pont en titubant. Il dégageait une odeur de bourbon bon marché et riait sans cesse. Il portait une chemise à fleurs, un pantalon blanc et s’accrochait à son horreur d’épouse en lui murmurant des mots doux à l’oreille. Il remarqua la présence du commissaire et leva le bras pour lui adresser un salut comique.

« Tiens, bonjour, commandant, fit-il avec un sourire idiot.

— Je ne suis pas le commandant. Je m’appelle Peter Kolodno et je suis le commissaire du bord. Je peux vous être utile ?

— Moi, c’est Charlie Gruber et voici ma femme. Zelda. On a acheté nos billets ici, à San Salvador. »

II tendit quelques papiers au Russe qui les étudia attentivement.

« Bienvenue à bord du Leonid Andreïev, fit-il enfin d’un ton officiel. Je suis désolé que nous ne puissions vous accueillir mieux, mais vous vous joignez un peu tard à notre croisière.

— On était sur un yacht et ce crétin de pilote nous a précipités sur les récifs, commença à raconter d’une voix pâteuse le dénommé Gruber. Ma petite Zelda et moi, on a bien failli se noyer. On n’avait pas envie de rentrer si tôt à Sioux Falls et on a décidé de finir nos vacances sur votre bateau. Et puis ma femme adore les Grecs.

— Vous êtes sur un paquebot russe, le reprit patiemment le commissaire du bord.

— C’est une blague ?

— Pas du tout, monsieur. Le Leonid Andreïev, port d’attache Sébastopol.

— Oh ? C’est où ça ?

— Sur la mer Noire, répondit le Russe, impassible.

— Ça doit être drôlement pollué dans le coin avec un nom pareil. »

Le commissaire du bord ne pouvait s’empêcher de se demander comment les Etats-Unis avaient réussi à devenir une grande puissance avec des citoyens de ce genre. Il vérifia la liste des passagers puis déclara :

« Vous avez la cabine n° 34, pont Gorki. Un steward va vous conduire.

— Merci, mon vieux », fit Gruber en lui serrant la main.

Tandis que le steward s’éloignait en compagnie du couple, le commissaire du bord baissa les yeux avec stupéfaction. Charlie Gruber lui avait glissé une pièce de 25 cents comme pourboire !

 

Dès que le steward eut déposé leurs bagages et refermé la porte, Giordino se débarrassa de sa perruque et essuya le rouge de ses lèvres.

« Nom de Dieu ! Zelda Gruber ! Je vais en entendre parler jusqu’à mon dernier jour !

— Je persiste à penser que tu aurais dû mettre deux pamplemousses sous ta robe, fit Pitt en riant.

— Je préfère le style planche à repasser. Je me fais moins remarquer comme ça.

— Après tout, c’est aussi bien. Tu prendras moins de place. »

Giordino examina la cabine exiguë dépourvue de hublot.

« Tu parles d’une croisière au rabais ! J’ai connu des cabines téléphoniques plus confortables. Tu sens les vibrations ? On doit être juste à côté des machines.

— J’ai demandé les tarifs les plus bas pour qu’on soit vers les ponts inférieurs, expliqua Pitt. C’est plus discret et plus près des quartiers de l’équipage.

— Tu crois que Loren pourrait être enfermée par ici ?

— Si elle a vu quelque chose ou quelqu’un qu’elle n’était pas censée voir, les Russes ne l’auront pas laissée dans un endroit où elle pourrait contacter d’autres passagers.

— Oui, mais ce n’est peut-être qu’une fausse alerte.

— On le saura bientôt, affirma Pitt.

— Comment allons-nous procéder ?

— Je vais explorer les quartiers de l’équipage. Pendant ce temps-là, cherche le numéro de la cabine de Loren sur la liste dans le bureau du commissaire et vérifie si elle y est. »

Giordino eut un sourire espiègle pour demander :

« Je m’habille comment ?

— Reste comme tu es. On garde Zelda en réserve. »

A huit heures du soir précises, le Leonid Andreïev appareillait. Il quitta lentement le port de San Salvador pour se diriger vers la pleine mer illuminée par un coucher de soleil incandescent.

Les lumières du paquebot se reflétaient sur l’eau comme des lucioles tandis que s’élevaient des rires et de la musique. Les passagers, après avoir passé costumes et robes du soir, s’installaient dans la salle à manger ou dans l’un des nombreux bars.

Al Giordino, en smoking noir, arpentait avec assurance le couloir des suites. Il s’arrêta et regarda autour de lui. Un steward arrivait avec un plateau.

L’Américain traversa et alla frapper à une porte marquée Salon de massage.

« La masseuse quitte son travail à six heures, monsieur », dit le steward.

Giordino sourit :

« Je voulais prendre rendez-vous pour demain.

— Je peux m’en occuper pour vous, monsieur. Quelle heure vous conviendrait ?

— Disons midi.

— Parfait, fit le Russe dont le bras commençait à trembler sous le poids du plateau. Vos nom et numéro de cabine, monsieur ?

— O’Callaghan, cabine 22, pont Tolstoï, répondit Giordino. Merci beaucoup, vous êtes très aimable. »

II pivota et retourna vers l’ascenseur. Il pressa le bouton d’appel puis jeta un coup d’œil sur le couloir. Le steward frappa légèrement à une porte située un peu plus loin que celle de Loren. L’Américain entendit une voix féminine inviter l’homme à entrer.

Sans perdre une seconde, il se précipita vers la suite de Loren, força la porte d’un coup de pied à hauteur de la serrure et pénétra à l’intérieur. Il faisait noir et il alluma la lumière. Tout était impeccablement rangé.

Il ne trouva aucun vêtement dans l’armoire, aucun bagage, pas le moindre signe indiquant que la jeune femme eût séjourné ici. Il passa chaque pièce au peigne fin, vérifiant sous les meubles, derrière les tentures, sous les tapis et les coussins des fauteuils. Il examina même la baignoire et le lavabo à la recherche de cheveux.

Rien.

Enfin, pas tout à fait. Quelque chose d’une femme subsiste toujours après son départ. Un effluve de parfum. Giordino aurait été bien incapable de faire la différence entre du Chanel n° 5 et une vulgaire eau de toilette, mais il décela une délicate odeur de fleur qu’il s’efforça en vain d’identifier.

Il appliqua un peu de savon sur l’éclat de bois qu’il avait fait sauter en entrant et le remit en place. Du travail d’amateur, songea-t-il, mais qui devrait tenir jusqu’au retour à Miami.

Il éteignit et referma la porte derrière lui.

 

Pitt se laissa tomber en bas d’une échelle conduisant vers la salle des machines. Il perçut un murmure de voix au-dessous de lui.

Il se plaqua contre la cloison et regarda en contrebas. Il aperçut la tête blonde d’un matelot qui prononça quelques mots en russe. Il y eut une réponse assourdie puis des bruits de pas sur un grillage métallique. Trois minutes plus tard, le buste du Soviétique disparaissait. Il y eut encore le claquement d’une porte, puis à nouveau des bruits de pas et enfin le silence.

Pitt remonta de quelques centimètres puis, glissant ses jambes entre les barreaux, il se laissa aller en arrière et resta ainsi suspendu la tête en bas, regardant par le bord de l’ouverture circulaire. Il avait une vue inversée des vestiaires de la salle des machines, pour le moment déserts, Il descendit en hâte et fouilla les armoires jusqu’à ce qu’il eût trouvé une combinaison tachée de graisse à sa taille. Il prit également une casquette un peu trop grande et la rabattit sur ses yeux. Maintenant, il était prêt pour explorer les entrailles du paquebot.

Il y avait malgré tout un problème : il ne connaissait qu’une vingtaine de mots de russe et encore, la plupart avaient trait à la nourriture.

Environ une demi-heure plus tard, Pitt s’aventurait dans les quartiers de l’équipage situés à l’avant du navire, croisant à l’occasion un cuisinier, un serveur poussant un chariot de bouteilles destinées aux bars et une femme de chambre ayant terminé son service. Personne ne fit attention à lui à l’exception d’un officier qui jeta un regard dégoûté sur sa tenue de travail.

Il tomba par hasard sur la lingerie. Une fille au visage rond leva la tête de son comptoir et lui posa une question en russe.

Il haussa les épaules et répondit : « Niet. »

Des uniformes lavés et repassés étaient empilés sur une grande table. Pitt réalisa tout à coup que la Russe avait probablement dû lui demander lequel était le sien, Il les examina un instant puis désigna un ballot composé de trois combinaisons blanches soigneusement pliées semblables à celle qu’il portait. Avec un vêtement propre, il pourrait parcourir tout le bateau en passant pour un homme de la salle des machines en mission.

La fille posa le paquet sur le comptoir et lui demanda à nouveau quelque chose.

Pitt chercha désespérément une phrase à dire parmi son vocabulaire limité et finit par bredouiller :

« Yest’li u vas sosiski. »

La jeune Russe lui lança un regard pour le moins perplexe, mais elle lui tendit le linge en lui montrant une feuille à signer, ce qu’il s’empressa de faire d’un gribouillis illisible, Il était soulagé de constater qu’elle semblait plus curieuse que soupçonneuse.

Il trouva une cabine vide, se changea et ce ne fut qu’à ce moment-là qu’il se rendit compte qu’il avait réclamé des saucisses à la fille, ce qui expliquait son attitude.

Il s’arrêta devant un panneau d’affichage pour arracher discrètement le plan du Leonid Andreïev et occupa les cinq heures qui suivirent à fouiller les structures inférieures du paquebot. N’ayant découvert aucune trace de la présence de Loren, il regagna sa cabine. Giordino avait eu l’excellente idée de commander à dîner.

« Rien ? lui demanda celui-ci en servant deux coupes de Champagne russe.

— Rien, répondit Pitt avec lassitude. Qu’est-ce qu’on fête ?

- Il faut bien égayer un peu cette prison.

— Tu as trouvé sa suite ? »

Son adjoint acquiesça :

« Oui. Qu’est-ce que Loren utilise comme parfum ? »

Pitt contempla un moment les bulles qui s’élevaient dans sa coupe avant de répondre :

« Un truc français. Je ne me souviens pas du nom. Pourquoi ?

— Est-ce que c’est une odeur de fleur ?

— De lilas, je crois… non plutôt de chèvrefeuille. Oui, du chèvrefeuille.

— Ses appartements ont été vidés et nettoyés de fond en comble. Les Russes ont voulu donner l’impression qu’elle ne les avait jamais occupés, mais il y avait encore des traces de son parfum. »

Pitt vida son verre et s’en versa un autre en silence.

« Il faut envisager l’hypothèse qu’ils l’aient tuée, poursuivit Giordino avec calme.

— Dans ce cas pourquoi avoir caché ses vêtements et ses bagages ? Ils ne pourront jamais raconter qu’elle est tombée par-dessus bord avec toutes ses affaires.

— L’équipage a pu les mettre dans un coin en attendant une occasion favorable, une mer forte par exemple, pour annoncer la tragique nouvelle. Désolé, Dirk, mais nous devons considérer toutes les possibilités.

— Loren est vivante et elle se trouve quelque part sur ce bateau, affirma Pitt avec conviction. Et peut-être Moran et Larimer aussi.

— Tu me parais bien sûr de toi.

— Loren est une femme intelligente. Elle n’aurait pas demandé à Sally Lindemann d’essayer de contacter Moran si elle n’avait pas eu de bonnes raisons de le faire. Sally a déclaré que Moran et le sénateur Larimer avaient tous deux mystérieusement disparu. Et maintenant, c’est au tour de Loren. Quelles conclusions en tires-tu ?

— Tu ferais un excellent vendeur. Et d’après toi, qu’est-ce qu’il y aurait derrière tout ça ?

Pitt haussa les épaules :

« Franchement, je l’ignore. Pourtant, j’ai l’impression que toute cette histoire est liée aux Bougainville et à la disparition de l’Eagle. »

Giordino réfléchit en silence.

« Oui, finit-il par déclarer lentement. Une impression, mais qui repose sur pas mal de faits concrets. Par où veux-tu que je commence ?

— C’est à Zelda de jouer. Tu vas passer devant toutes les cabines du bateau. Si Loren et les autres sont détenus à bord, il y aura certainement un garde devant la porte.

— Bien. Et toi ? »

Pitt étala le plan du paquebot sur sa couchette.

« Une partie de l’équipage est cantonnée à l’arrière. Je vais aller traîner par là. (Il replia le plan et le glissa dans la poche de sa combinaison.) On ferait bien de se dépêcher. Nous n’avons pas beaucoup de temps.

— On a au moins jusqu’à après-demain quand le Leonid Andreïev arrivera en Jamaïque.

— Malheureusement pas, le détrompa Pitt. Regarde une carte marine des Caraïbes et tu verras que demain dans l’après-midi nous croiserons non loin de Cuba. »

Son adjoint hocha la tête d’un air entendu.

« Une occasion en or pour transférer Loren et les autres dans un endroit où nous ne pourrons plus rien pour eux.

— Sans oublier qu’ils ne resteront sans doute à Cuba que le temps de monter dans un avion pour Moscou. »

Giordino considéra un instant la situation, puis il alla ouvrir sa valise pour en tirer la perruque qu’il coiffa. Il s’examina dans la glace et, avec une horrible grimace, lâcha d’une voix pincée :

« Eh bien, Zelda, allons écumer les ponts et tâcher de draguer un peu. »

 

Panique à la Maison-Blanche
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